C'était la procédure. Personne ne choisissait quelle existence serait au bout du fil bleu à son doigt, mais tout le monde devait suivre les instructions, et ne jamais s'éloigner trop longtemps de la personne à guider. Vertin prenait la chose au sérieux, parce que c'était la mission donnée par la divinité créatrice des fées de l'Erudition, parce qu'elle était née pour ça, parce que c'était le sens naturel que devrait prendre sa vie.
Elle était une guide.
Mais parfois, elle détestait plus qu'elle voulait jouer son rôle. Alors qu'il lui semblait jamais n'être qu'un fantôme, une entité insensible au milieu d'une foule trop tendre, il arrivait qu'elle sente en elle s'acharner tempêtes et vagues déferlantes, et l'objet de tant de chaos était bien souvent la personne au bout du fil. Il ne fallait jamais tant que ça pour qu'elle la rende furieuse, parce que son visage, elle le tenait d'assassins, par que son sang était teint du péché, et parce que tout chez elle lui rappelait sa misère mortelle. Elle n'oubliait pas, elle n'oublierait jamais, la douleur était aussi vive que le soir-même où tout s'était déroulé, aussi vive qu'en voyant le temps passer, la vie se dérouler sous ses yeux, alors que justice ne serait jamais rendue. Quelque chose en elle se demandait toujours si ce n'était pas aussi la famille maudite d'Ariane, les Apocalypse, qui avaient eu les mains dans les affaires pour ternir la réputation de sa famille, si leur nom n'était pas seulement celui des racines du mal ayant façonné son destin. Et quel rôle exactement avait joué la fille aînée de la deuxième branche, la fille des meurtriers, debout au loin alors que les flammes avaient ravagé la propriété ? Elle ne lui avait jamais demandé, par crainte que le venin suive le reste, parce qu'elle préférait parfois croire qu'elle n'avait rien à voir avec ça. Après tout, n'était elle pas juste une fille de son âge ?
Elle était toutes les contradictions. Elle était sa mission, une personne qu'elle détestait, dont elle devait être proche, qu'elle aimait parfois, qu'elle voulait contrôler, qu'elle voulait sublimer, qu'elle voulait briser... Ariane était probablement un des plus gros problèmes dans sa vie, parce qu'elle ne savait toujours pas ce qu'elle en pensait sinon qu'elle lui faisait ressentir des choses. Elle détestait ressentir des choses. Surtout quand ce n'était pas clair. Être vivante et s'en souvenir, c'était fâcheux, pour une observatrice.

Jetant en boule un énième texte gribouillé, les mains tâchées d'encres sombres, elle s'était levée, avait attrapé son long manteau, son sac, et son béret, et était sortie. Elle devait y aller. C'était la procédure. Sa mission de Seelie. Mais elle était fâchée par ce fait.
Pour commencer, il y avait eu ce désaccord, qui faisait remonter inévitablement tout ce que Vertin reprochait déjà à Ariane. C'était une Valkyrie, une fille Apocalypse, qui avait parfois des idées loufoques, des inepties en tête qui se justifiaient apparemment par la curiosité scientifique, mais que la fée considérait comme un affront au divin. On ne devenait pas divinité par la science. Quelle idée ! Quelle bêtise ! Quel orgueil ! Les divinités étaient impossibles à saisir pour des esprits mortels, elles étaient inatteignables pour une raison, et le mystère d'une ascension mortelle était impénétrable. Quel outil inventé par des esprits étriqué pourrait s'emparer du divin pour le bâtardiser ? La simple idée était indécente.
Etait-ce le fait d'être née bénie, avec une constitution physique plus résistante et un organisme parfait pour l'accueil de la magie, qui pouvait mettre de telles choses en tête d'une Valkyrie ? Ou alors, était-ce juste parce qu'elle était une femme de science ? Les scientifiques avaient souvent des idées discutables, d'autant plus celleux qui mettaient le nez dans la magie, le surnaturel, tout ce qui ne s'expliquait pas et finissait derrière l'étiquette des "sciences de l'occulte". Qu'il y aurait il à gagner, à percer le divin ? Des sanctions. Des sanctions, c'était tout ce que voyait la Seelie. On ne cherchait pas ces choses, on ne les effleurait pas, on ne les questionnait pas.
Même s'il lui arrivait parfois de se demander pourquoi la Seelie Primordiale avait lié son destin à celui d'Ariane Apocalypse. Pourquoi l'avoir enchaînée à la fille de meurtriers ? Que devait elle voir ? De quoi devait elle être témoin ? Que devrait elle rapporter à sa mort à la divinité mère de toutes les Seelies à sa mort ? Tout ce qui était certain, c'était qu'elle devait être là, qu'elle devait voir, et obéir aux ordres quand ceux-ci venaient.
Elle était une guide.
Mais quand elle atteignit l'ouest de la ville, les beaux quartiers clairs et espacés, cherchant à atteindre le complexe sportif, il lui sembla ressentir à nouveau cette colère sourde au creux de son estomac. L'impertinente. La sotte. La fille de meurtrière. Etait-elle déjà à l'intérieur ? Elle n'avait pas envie de la voir.
Mais elle était une guide.
Alors elle était entrée, se glissant dans les couloirs ultra modernes, annonçant sa venue à l'appareil contrôlant les allers et venus dans le complexe, traînant jusqu'aux vestiaires, entrant en balayant du regard d'une manière incisive la pièce : pas d'Ariane. Tant mieux. Peut-être qu'elle était en avance, peut-être qu'elle était en retard, elle s'en fichait. Déposant son sac, visage fermé, n'offrant jamais qu'un mouvement de tête poli aux autres personnes, incapable de singer plus d'affabilité tant elle se sentait agacée par la situation. Parce qu'après tout, ce serait absurde de s'imaginer que la Valkyrie reviendrait sur ses idées, non ? Et qu'avait elle à gagner à argumenter pour la faire changer d'avis ? Ça n'avait aucun sens. Mais ça l'agaçait.
S'extirpant des vestiaires, masque sous le bras, une expression toujours un brin trop grave au visage, cheveux attachés en une tresse serrée pour ne pas être gênée, elle était entrée en salle, cette fois faisant l'effort de saluer la professeure, Puis, son regard accrocha la silhouette fine et élancée de la fille Apocalypse, comme si par instinct c'était toujours là que ses yeux devaient tomber, comme si quelque chose en elle le lui indiquait. Elle était une Seelie, il y avait quelqu'un au bout du fil, et elle ne pouvait jamais l'éviter si longtemps. Et puis, la procédure voulait qu'elle la voit. Au moins pour des cours d'escrime réguliers. C'était au moins ce qui ne lui déplairait jamais chez Ariane : elle non plus n'aimait pas les imprévus, les rendez-vous impromptus, les entrevues entre copines hypocrites pour faire des choses qui ne mèneraient à rien. C'était un des quelques points qui rendait souvent l'entente plus simple...
"Bonjour Ariane. Comment s'annonce cette leçon ?" Riche en victoires pour la Valkyrie, à n'en point douter. Elle gagnait toujours, elle était plus rapide, plus forte, une bretteuse invincible sur la piste, et la Seelie n'avait jamais rien pu y faire. Du moins, jamais sans tricher. La vie consistait à tricher toutefois... Et elle ne serait jamais contre rappeler ces choses.
Elle était une guide, sa guide, pas son amie. Et la douce lueur du fil bleue serait là jusqu'à la fin, où qu'il faille l'emmener. Quelque part, elle espérait que ça serait sur un chemin où Ariane-même serait la fin des Apocalypse... Mais à bien considérer les choses, si elle avait le devoir de suivre des instructions, Ariane, elle, n'avait aucune obligation à faire de même. La Seelie Primordiale ne connaissait pas le destin, elle voyait juste des possibilités, ce n'était jamais qu'à ses créatures d'ensuite jouer les bonnes pièces pour arriver à leurs fins. "Je crains que nous ayons encore à nous affronter... Mais avec les roulements pendant ce cours, c'est inévitable, n'est ce pas ?" Comme il lui semblait qu'en dehors, les affrontements seraient aussi inévitables. S'il le fallait... S'il le fallait elle pourrait un jour l'abattre... Qui sait ? C'était juste une possibilité.

Le casier se referme sur le visage hermétique d’Ariane. Rien ni personne n’avait réussi à la dérider ce jour-là, pas même les fructueux résultats qu’elle avait obtenus à son travail. Incapable de porter son masque habituel de bienséance, elle se sentait comme une marionnette dont les fils auraient été coupés, abandonnée à une inertie sans fin. Les sourires factices des collègues et les éloges flatteurs semblaient lointains, perdus dans le brouillard de son malaise intérieur. Alors qu'elle avance dans les couloirs du complexe, chaque pas résonne comme un écho de sa propre solitude. Elle sait qu'elle doit continuer, mais elle se sent comme une actrice malgré elle, jouant un rôle dont elle n'a plus le script.
Son objectif semble moins net lorsque des arguments entrent et brouillent les contours. Son esprit ressasse une dispute déplaisante et ça l'agace. Enfilant son gant sèchement, elle saisit son fleuret et commence à s’entraîner sur quelques mouvements. La pointe de l’arme fend l’air et s’enfonce dans un corps imaginé par l'esprit de la jeune femme. Vertin fait son apparition au même moment. Les iris campés sur sa silhouette, ils s’en détachent dès lors que les siens tombent sur elle à leur tour. Leur relation reste quelque chose d’indescriptible pour Ariane, un lien les unit mais ce n’est ni amical, ni amoureux. Ce n’est pas non plus de la haine ; peut-être quelque chose de plus complexe, alliant les trois à la fois. Chaque session d’escrime lui permet de se souvenir. Se rappeler que Vertin n’est rien pour elle, mais qu’elle est aussi indubitablement le tout qui lui manque. Elle la hait aussi bien qu’elle peut l’apprécier. C’est l’arme que le Divin lui a offerte, le pion dont elle se sert mais qui peut aussi très bien se retourner contre elle. Ariane veille donc toujours à garder le dessus sur leur relation ambiguë. Les affrontements dans un cadre sportif sont bien plus qu’un loisir visant à les rapprocher, ce sont des démonstrations de force.  "Bonjour Ariane. Comment s'annonce cette leçon ?" La jeune Apocalypse redresse sa position pour se tenir bien droite, la main gantée tenant le fleuret derrière son dos. "Excellente, comme toujours."  Ariane s’entraîne depuis son plus jeune âge et personne ne lui arrive à la cheville quand il s’agit d’escrime. "Je crains que nous ayons encore à nous affronter... Mais avec les roulements pendant ce cours, c'est inévitable, n'est ce pas ?" Son regard toise les visages présents autour d’elles. Vertin a raison ; elle était la seule capable de l’égaler un temps soit peu ici donc elles se retrouveraient face à face. Un rictus aux bords des lèvres : "J’ai hâte."
La professeur annonce les duos. La personne victorieuse d’un duo affrontera celle d’un autre et ainsi de suite. Balançant sa chevelure miel par dessus ses épaules, Ariane enfile son casque et se met en position. Les matchs s’enchaînent rapidement pour la jeune femme et vient le moment où son adversaire prend les traits de son acolyte.
Elle retire son casque le temps de se désaltérer. Aucune trace de fatigue ou de peine ne vient coller de mèches de cheveux à ses tempes, laissant supposer qu'Ariane n'a rencontré aucune difficulté avec ses autres partenaires.
"Tu avais raison, Vertin" Ses lèvres s'étirent pour esquisser un sourire faux. Celui-ci ne dure qu'une demi-seconde. Leur conflit latent en tête, Ariane précise : "Nous nous retrouvons face à face" Elle ne veut pas la laisser croire qu'elle parlait de leur dernier sujet de discorde. "Dommage que ça n'arrive pas plus souvent" Cette phrase fait écho aux deux précédentes. Ariane se met en position de garde. La pointe de son fleuret vient dégager agilement la tresse qui retombe sur l'épaule de Vertin, effleurant au même titre une parcelle de son cou en guise de provocation. "Que la meilleure gagne. Tu es prête ?" Ses dents se dévoilent dans un large sourire derrière son masque.